On assure, selon l'horoscope chinois, que celles et ceux qui sont nés sous le signe du singe brillent par leur malice et leur sens de la famille. À regarder Madame Lim, 107 ans, l'œil vif et le sourire bienveillant, entourée d'une partie de ses proches, on se dit que la vérité n'est pas loin. Ce petit bout de femme a traversé au siècle dernier les pires épreuves, à commencer par celle de l'abandon maternel. Annie (50 ans), sa petite-fille, accompagnée de Christine (55 ans), sa sœur aînée, et de leur mère à toutes deux, Hou Heang (82 ans), sera son interprète. « Ma grand-mère, dernière de la fratrie, n'a pas pu être élevée par ses parents qui l'ont confiée à sa tante », raconte Annie sous l'œil de son aïeule qui ne perd pas une miette de ses propos.
C'est en Chine que celle-ci est née en 1919, pays convoité par de nombreuses puissances, où les incursions militaires japonaises n'ont de cesse, où les seigneurs de la guerre font leur loi et où les petites filles ne sont pas les bienvenues à leur naissance. Pas d'école pour Madame Lim. Pour survivre, elle n'a que les travaux des champs et la couture. La famine frappe et la jeune fille de 15 ans, volontaire, décide de partir pour le Cambodge, avec pour tout bagage son dialecte teochew. Tandis qu'Annie raconte et que Christine complète, Madame Lim, désignant sa famille avec un large sourire, dit avec fierté : « Ce sont ma fille et mes petites-filles ! » Oui, le sens de la famille est très aiguisé chez elle.
Bouddhiste, elle ne manque jamais d'honorer les morts, en particulier lors la Toussaint chinoise, chaque 15 juillet. Arrivée au Cambodge, la jeune femme, accueillie par un oncle à Battambang près de la frontière thaïlandaise, fabrique de la pâte de riz à l'aide d'une meule pour le restaurant de celui-ci. « Quand j'étais jeune, ma vie a été très difficile jusqu'à ce qu'on arrive en France », traduit Annie.
La vie à Ivry
C'est à Jeanne Hachette que la famille s'installe en 1987, après un court séjour dans la cité Jean Le Galleu. Les enfants sont scolarisés « à l'école Makarenko et au collège Henri Wallon d’Ivry puis au lycée Jean Macé de Vitry », précise Annie, qui aujourd'hui parle huit langues ! Il est loin le temps où toute la famille installée à Battambang a vécu l'arrivée des Khmers rouges, l'envoi aux champs pour travailler dans les rizières et la crainte que les hommes ne soient emmenés. La grand-mère a alors la charge des trois derniers petits-enfants - Annie a 3 mois - séparés de leurs parents installés à Poipet. Après bien des péripéties, ils parviendront à rejoindre la Thaïlande où ils seront regroupés dans un camp de réfugiés.
Aujourd’hui, chaque samedi soir, comme un rituel immuable, toute la famille qui vit à Ivry se retrouve autour de l'aïeule. C'est le bonheur pour Madame Lim d'être entourée de ses filles, ses cinq petits-enfants et ses neuf arrière-petits-enfants. Les souvenirs s'égrènent et la vieille dame ne manque pas de demander des nouvelles du monde. Elle qui ne manquait pas une émission quotidienne de Questions pour un champion, devinant à tous les coups le candidat vainqueur, brille par sa vivacité et sa joie de vivre.
« Ne sachant ni lire ni écrire le français, elle m'emmenait tous les dimanches en métro à mes cours de chinois »,se souvient Annie. « Jusqu'à l'âge de 95 ans, elle prenait le métro toute seule », abonde Christine. Mais d'où tient-elle cette force et cette énergie qui la conduisaient, il n'y a pas si longtemps, à aller faire ses exercices physiques au jardin Robespierre ? Madame Lim serait-elle la doyenne d'Ivry ? En tous cas, elle mérite tout notre respect pour ce siècle chahuté et tourmenté traversé au péril de sa vie.
Claude Bardavid
Mini bio
27 septembre 1919 : naissance en Chine.
1934 : quitte la Chine pour le Cambodge.
1974 : quitte le Cambodge pour la Thaïlande.
Novembre 1983 : arrivée en France.
Avril 1985 : installation à Ivry, cité Jean Le Galleu.
1987 : emménagement à Jeanne Hachette.
1995 : Christine et sa mère se rendent à Battambang pour faire réaliser la tombe du mari de Madame Lim, disparu.
2019 : fête ses 100 ans.