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© Charlotte Lapalus

Pourquoi avez-vous choisi de tourner à Ivry ?

J’écris mes clips avec le réalisateur Raphaël Levy. Pour Respire, nous avions envie de partir sur quelque chose de graphique, comme un tableau. Nous cherchions un lieu qui pouvait nous permettre d’exploiter cette idée d’images et de couleurs fortes dans la ville, mais aussi qu’il y ait un décalage afin qu’on ne ressente pas vraiment le pays où l’on se trouve.

Quand Raphaël m’a parlé d’Ivry et de son architecture incroyable qu’il ne connaissait qu’en photos,  je lui ai dit : « Mais oui, bien sûr ! Ivry est une ville que je connais. J’ai passé du temps là-bas ! C’est une super idée ! » L’architecture de Renaudie en Centre-Ville, un peu brutaliste, me rappelle beaucoup des bâtiments que l’on trouve au Brésil ou même sur le continent africain.

Comment s’est déroulé le tournage ?

Nous sommes allés faire deux jours de repérages. Et nous avons flashé ! En quelques rues, il y avait énormément de perspectives, de couleurs fortes, de lumières. Nous avons monté le dossier et la mairie d’Ivry a très aimablement accepté que nous filmions.

Nous avons tourné sur une journée, le 6 août. Le jour de mon anniversaire ! (rires). C’était un hasard ! Il y avait du monde. Une quinzaine de techniciens, une trentaine de danseurs et figurants. Nous avions nos loges dans le restaurant indien rue Gabriel Péri. C’était notre QG. Nous partions de là. Nous avons tourné autour de la Place Voltaire et de la médiathèque, ainsi que sur des toits-terrasses des « Étoiles ». Les perspectives sont tellement différentes dans cette ville selon l’endroit où l’on se trouve. On ne s’en rend pas vraiment compte quand on est dans la rue. C’est fabuleux.

Comment avez-vous été accueilli ?

C’était vraiment génial ! Car nous avons été accompagnés pendant tout le tournage par cinq-six jeunes de la ville, place Voltaire. Ils nous ont facilité le travail en aidant à ce que les gens ne passent pas dans le cadre. Ils sont allés expliquer aux commerçants ce qu’il se passait.

C’était vraiment très agréable, très convivial. Il y avait un super accueil ! Je n’ai pas l’habitude d’arriver dans une ville comme cela en tournage. Je tourne plus en studio, et parfois en extérieur mais nous ne restons pas aussi longtemps avec autant d’équipe.

Quels sont vos liens avec la ville ?

J’ai vraiment un rapport très culturel avec Ivry. Avant même d’y travailler, c’était une des rares villes de banlieue où je me rendais régulièrement pour aller voir des concerts au Hangar. Bonga, le festival Paris hip-hop, des acteurs de la scène slam de l’époque… J’en ai fait plein ! Cela fait des années que je connais cette salle. Je suis allé au théâtre Antoine Vitez pour voir des spectacles aussi.

Et puis, il y a longtemps, j’ai joué avec mon groupe Milk Coffee Sugar au Hangar. En 2014, j’ai fait un concert lors de la 20e commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda. J’ai été en résidence au théâtre Antoine Vitez en 2016. J’ai fait des ateliers à la maison de quartier du Petit-Ivry. Je me souviens également qu’à la sortie de mon roman Petit Pays en septembre 2016, la première librairie qui m’a accueilli c’était Envie de lire, à Ivry. Ça, c’était important pour moi !

Au-delà cette relation culturelle, il y a un attachement. Vraiment, c’est une ville que j’aime beaucoup. Cela me fait penser à l’Est parisien, où on arrive à avoir plusieurs classes sociales qui cohabitent. Il y a aussi une cohabitation multiculturelle.

Après un album et deux EP, vous sortez votre 2e album : Lundi méchant . Qu’est-ce qu’un « Lundi méchant » ?

Cela part de cette habitude que nous avons à Bujumbura, la capitale du Burundi, de sortir le lundi soir à partir de minuit et jusqu’à l’aube, et ensuite enchaîner avec le travail. C’est une habitude de fêtards et de personnes qui n’acceptent pas qu’on leur impose de rester sagement chez eux le lundi parce que c’est le début de la semaine.

Au-delà de cela, il y a cette idée, cette philosophie de vie de ne pas être coincé par les carcans de la société. C’est donc un peu une forme d’émancipation. L’album est traversé par cet état d’esprit. Dans une période qui nous dit d’être dans des carcans, de répondre à des ordres, d’être d’une certaine façon très soumis, j’avais envie de ramener un peu cet état d’esprit.

L’épidémie actuelle a-t-elle inspiré votre album ?

Oui et non. J’ai commencé l’album il y a un an, vraiment dans un autre contexte. Respire, par exemple, je l’ai écrit pendant l’été 2019. Quand je dis : « Les masques sont mis », ce n’est pas parce que d’un coup, on a dû tous mettre des masques. Ce titre n’est pas du tout lié à l’épidémie. Car lorsque l’épidémie est arrivée, ce que je ressentais de la société était déjà là. Quand les artistes créent, ils ressentent le moment, le temps… Inconsciemment, on prophétise les choses.

Vous avez été malade du Covid en mars dernier. Est-ce que cela a changé quelque chose pour vous ?

Cela a rendu cette maladie tangible. Car je vois autour de moi beaucoup de personnes qui n’ont pas été malades, qui ne connaissent même pas du tout de gens malades. Donc il y a quelque chose d’abstrait. J’ai eu une forme sévère. Donc  j’ai pu me rendre compte de la dangerosité de la maladie. Ce n’est pas n’importe quoi. J’ai 38 ans, je suis en bonne santé, je ne tombe jamais malade, mais là, j’étais vraiment pas bien. Donc oui, cela m’a fait prendre conscience que c’est une maladie grave, que ce n’est pas - comme bêtement j’ai pu le penser - une grippe.

Cela est survenu en mars à la suite de la promo du film adapté de mon roman, Petit Pays. À ce moment-là, où personne n’avait de masque. Moi, j’étais encore insouciant. Cela pouvait m’arriver de serrer la main. Et puis il y a des gens de l’équipe qui ont dû aller en réanimation. On a eu des grosses charges virales… Heureusement, ils s’en sont sortis. Mais la fatigue dure longtemps. Et on met du temps à se remettre.

J’imagine que depuis votre maladie, vous appliquez les gestes barrière…

Oui, oui… Complètement. Mais que dire… Il y a beaucoup de choses qui se mélangent en ce moment. Il ne faudrait pas simplement résumer cela à une maladie. Ce n’est pas simplement un virus. Parce que si on réduit cette période à une crise sanitaire, pour moi, c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette. C’est beaucoup, beaucoup plus large ce qu’il se passe.

Cela parle aussi de beaucoup d’incompétences politiques, de beaucoup d’incompétences de structures qui gèrent la santé publique… Cela parle aussi de notre modèle économique mondial, de notre rapport à la nature. Tout est lié. On s’exprimait très mal pendant le confinement quand on parlait du « monde d’après », parce qu’il n’y a pas de monde d’après ! Le monde n’est que présent.

Quelle est votre intention derrière ce 2e album ?

Réenchanter, réenchanter le monde. Parce que l’on vit vraiment dans le désenchantement le plus total. Nous vivons dans la perte de la croyance en soi, en l’avenir. Il y a quand même un goût d’apocalypse dans tout, une espèce de nihilisme même des politiques, même chez des jeunes. Pour moi, il y a toujours des possibles. Le futur n’est qu’un présent qu’on décide de mettre en action. Rien n’est écrit d’avance.

Cet album, c’est une musique d’espoir. Comme je dis dans Respire : « Respire mais espère » ! Pour moi, espérer, c’est déjà mettre en branle l’action. C’est une manière de diriger son esprit. Il y a plein de thématiques qui traversent l’album. Comme celui de se responsabiliser, d’oser s’affirmer en tant qu’individu. J’ai vraiment très peur du conformisme. On meurt de vouloir tous se ressembler.

Votre message est positif…

Oh, oui ! C’est trop facile d’être défaitiste. Parce qu’en fait, cela nous déresponsabilise ! Je viens d’un pays [le Rwanda] qui en 1994 était un charnier. Donc je sais ce que c’est qu’une apocalypse, une vraie fin de monde. Et pourtant les gens que j’ai vu au Rwanda, ce sont des gens qui se sont relevés, qui n’ont pas accepté cela et qui se sont battus.

Ce que je dis dans cet album, c’est qu’il est toujours temps. J’invite à reprendre le temps de la réflexion, à se projeter et à s’engager, soi, dans son destin. Mais aussi à créer du lien.

Sur cet album, vous avez des invités de marque, tel qu’Harry Belafonte…

Je voulais reprendre une chanson d’Harry Belafonte, un vénérable Monsieur de 93 ans, né dans un monde ségrégué, où il y avait encore les lois Jim Crow*. Ce chanteur militant a été le meilleur ami de Martin Luther King. Je lui avais envoyé une lettre, il m’a répondu. Il m’a dit qu’il avait écouté ma musique, lu mon roman et qu’il avait envie de me rencontrer. Donc je suis allé chez lui à New York en février. On a passé du temps ensemble, c’était incroyable !

J’ai travaillé en studio sur sa chanson Jump in the Line avec lui et ses musiciens. Il m’a parlé de gens qui pour moi sont des mythes mais qui pour lui sont des amis : James Baldwin, Martin Luther King, Bob Kennedy, Miriam Makeba, Miles Davis… Ce sont des gens qui ont traversé d’autres périodes de l’Histoire. Dans la joie, dans la tendresse, ils restaient positifs, ils ont combattu de façon lumineuse et ont changé les choses. Ils espéraient, croyaient, se battaient, avaient des doutes, tombaient et se relevaient.

Il y a aussi une collaboration avec Christiane Taubira…

On s’était déjà rencontré à plusieurs occasions. Même avant qu’elle ne soit ministre, elle soutenait le travail de mémoire pour le génocide des Tutsis au Rwanda. Donc elle venait souvent aux commémorations. Et j’ai participé à un concert de soutien lorsqu’elle avait subi des attaques au moment du mariage pour tous.

Je lui ai demandé si elle pouvait m’écrire un texte, car j’avais vraiment envie de chanter ses mots, et j’avais ouï dire qu’elle écrivait de la poésie. Alors elle m’a envoyé ce texte : Seuls et vaincus que je chante sur l’album accompagné par Mélissa Laveaux, une chanteuse canado-haïtienne.

Pour moi, c’est quelqu’un qui a beaucoup fait pour la société en s’emparant toujours de la lumière de la poésie, en donnant du souffle à l’acte politique, que cela soit pour la loi du mariage pour tous ou la loi reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Elle fait partie de ceux qui posent les bases d’un monde plus respectueux.

Vous avez déclaré : « On s’emprisonne pour prendre soin de soi d’abord, puis des autres »…

C’était pendant le confinement pour expliquer la raison pour laquelle on acceptait tous docilement de ne pas quitter nos logements. Comme tout le monde, ma réflexion est en train d’évoluer par rapport à ce que l’on vit actuellement. Parce que, quand même, c’est historique ce qui s’est passé.

Que tout d’un coup, des drones filment des rues vides débarrassées des êtres humains, je n’avais pas vu cela depuis la guerre au Burundi ! Il y avait quelque chose d’orwellien là-dedans ! Il faut quand même se souvenir que c’est une restriction de libertés. Ce n’est pas un acte anodin. Quand j’entends des discussions du type : « Ah, cela m’a fait du bien le confinement, j’ai pu me retrouver… » Moi, je trouve cela irresponsable de parler comme ça. Car il s’est passé quelque chose qu’il faut encore analyser.

Il ne faudrait pas que demain, dès qu’il y a un problème, les gouvernements nous disent : « Restez chez vous pendant trois mois et débrouillez- vous pour survivre ! ». Et nous voyons bien que cela n’a pas suffi à stopper le virus. C’est là aussi que les questions se posent. Si on nous emprisonne pendant des mois, que tout le monde est d’accord, et qu’au final, cela ne résout rien…

Il faut en tout cas qu’on puisse vivre avec quelques réponses. Car c’est ça en fait qui crée aussi le malaise, c’est que les gens n’ont plus de réponses. Plus de réponses spirituelles, plus de réponses politiques…

Propos recueillis par Sylvie Moisy

*Lois ségrégationnistes américaines promulguées dans les États du Sud de 1877 à 1964 pour entraver les droits fondamentaux et civiques des Afro-Américains.

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